Instrument de Connaissance du Dépôt de la Foi Infaillible
– Sa relation avec les Règles de Foi
Introduction
- Le Commonitorium : contexte et contenu général
- Les règles de foi selon saint Vincent
III. Le critère trinitaire : quod ubique, quod semper, quod ab omnibus
- Ce critère comme instrument de discernement de l’infaillible
- Liens avec la doctrine de l’infaillibilité définie à Vatican I
Conclusion
Références principales
Introduction
Dans la fidélité à la doctrine catholique telle qu’elle fut transmise par les saints Pères et confirmée par les conciles œcuméniques jusqu’au vingtième siècle, il convient d’examiner avec soin les écrits qui éclairent les règles de la foi et les mécanismes par lesquels l’Église discerne la vérité infaillible. Parmi ces écrits, le Commonitorium de saint Vincent de Lérins († vers 450) occupe une place éminente. Composé vers 434, ce traité, souvent qualifié de « remembrancer » ou d’avertisseur, vise à fortifier les fidèles contre les nouveautés hérétiques en rappelant les critères immuables de la Tradition catholique.
Cette étude se propose d’analyser le Commonitorium dans sa relation avec les règles de foi, et plus particulièrement avec la notion d’infaillibilité. L’accent sera mis surtout sur l’idée que le célèbre critère trinitaire
« quod ubique, quod semper, quod ab omnibus »
constitue un instrument précieux pour discerner ce qui relève de l’enseignement infaillible de l’Église. Les sources utilisées sont exclusivement certaines : le texte original du saint Père, les définitions conciliaires et les commentaires théologiques catholiques antérieurs à 1963, en évitant toute opinion non fondée. Les citations seront données en latin original, suivi de leur traduction fidèle en français, avec les références précises.
1.Le Commonitorium : contexte et contenu général
Saint Vincent de Lérins, moine et théologien provençal, rédigea son Commonitorium primum (le second est apocryphe) dans le contexte des controverses christologiques du Ve siècle, marquées par le nestorianisme et d’autres erreurs. Retiré à l’île de Lérins, il compose cet ouvrage comme un aide-mémoire personnel, mais destiné à l’édification de l’Église. Le titre complet est Commonitorium adversus profanas omnium haereticorum novitates, soulignant sa visée anti-hérétique. Après sa publication il est assez vite universellement reconnu par les autres Pères de l’Eglise de rendre leur doctrine commune.
Le traité se divise en trente-trois chapitres. Après une introduction (ch. 1) où l’auteur invoque l’Écriture pour justifier son entreprise – « Interrogate patres vestros, et narrabunt vobis » (Deutéronome 32, 7) –, il expose une règle générale pour distinguer la vérité catholique de l’erreur (ch. 2-3). Les chapitres suivants appliquent cette règle à des hérésies spécifiques, en insistant sur l’autorité des conciles et des Pères. Saint Vincent conclut par une exhortation à la persévérance dans la Tradition (ch. 28).
Le Commonitorium n’est pas un traité systématique, mais un guide pratique. Il s’inscrit dans la logique de la raison éclairée par la foi : comme saint Thomas d’Aquin l’enseignera plus tard dans la Somme théologique (II-II, q. 1, a. 9), la foi catholique repose sur un dépôt divin à conserver intégralement, sans innovation. Ce texte fut hautement estimé par les théologiens catholiques, comme en témoigne son inclusion dans les collections patristiques et son influence doctrinale lors des préparations au Concile de Trente (de la Session IV, 1546), où ses principes sur la Tradition éclairent le décret sur les sources de la Révélation.
2. Les règles de foi selon saint Vincent
Saint Vincent distingue deux sources principales pour fortifier la foi : l’autorité de la Loi divine (l’Écriture) et la Tradition de l’Église catholique (ch. 2, n. 4-5). Reconnaissant que l’Écriture, bien que parfaite, est sujette à des interprétations multiples – comme le montrent les hérésies de Novatien, Sabellius, Arius ou Nestorius –, il insiste sur la nécessité d’une « ligne » interprétative conforme au sens ecclésial : « Propheticae et apostolicae interpretationis linea secundum Ecclesiastici et Catholici sensus normam dirigatur » (ch. 2, n. 5). Traduction : « La ligne de l’interprétation prophétique et apostolique doit être dirigée selon la norme du sens ecclésiastique et catholique. »
Cette règle s’apparente aux « règles de foi » (regulae fidei) des Pères antérieurs, comme chez Irénée de Lyon (Adversus haereses, I, 10, 1) ou Tertullien (De praescriptione haereticorum, 13). Chez saint Vincent, elle culmine dans le critère de catholicité : ce qui est vrai est ce qui est universel, ancien et consenti par tous.
Ces trois notes
– universitas, antiquitas, consensio –
forment un tout indissoluble, garantissant la fidélité au dépôt apostolique. Comme le précise le Concile de Trente : « nec non traditiones ipsas, oraliter quidem a Christo, aut a Spiritu Sancto dictatas, atque ab Ecclesia […] cum pari pietatis affectu ac reverentia suscipiendas esse decernimus » (Session IV, 1546 ; Denzinger-Schönmetzer [DS] 1501). Traduction : « [le Synode] reçoit et vénère avec un égal sentiment de piété et de révérence […] lesdites traditions, soit qu’elles appartiennent à la foi, soit qu’elles concernent les mœurs, comme ayant été dictées, soit oralement par le Christ lui-même, soit par le Saint-Esprit, et conservées dans l’Église catholique par une succession ininterrompue. »
Ainsi, les règles de foi ne sont pas arbitraires, mais objectives : elles mesurent la conformité à la Tradition vivante de l’Église, corps mystique du Christ.
III. Le critère trinitaire : quod ubique, quod semper, quod ab omnibus
Le cœur du Commonitorium réside dans le chapitre 2, n. 5, où saint Vincent formule le critère trinitaire :
« In ipsa item Catholica Ecclesia magnopere curandum est ut id teneamus quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est. Hoc est etenim vere proprieque catholicum, quod ipsa vis nominis ratioque declarat, quae omnia fere universaliter comprehendit. Sed hoc ita demum fiet, si sequamur universitatem, antiquitatem, consensionem. »
Traduction : « De même, dans l’Église catholique elle-même, il faut prendre le plus grand soin de retenir ce qui a été cru partout, toujours, par tous. Car c’est là proprement ce qui est vraiment et proprement catholique, comme le déclare la force même du nom et la raison de la chose, qui comprend presque universellement toutes choses. Mais cela ne s’accomplira ainsi que si nous suivons l’universalité, l’antiquité, le consensus. »
– Quod ubique (partout) : L’universalité géographique et temporelle. La foi vraie s’étend à toute l’Église, sans exception locale. Saint Vincent l’illustre au chapitre 3 : face à une « petite portion » schismatique, on préfère « la santé du corps entier à la gangrène d’un membre corrompu » (ch. 3, n. 7).
– Quod semper (toujours) : L’antiquité. Toute innovation est suspecte, car « l’antiquité ne peut être séduite par aucune fraude de nouveauté » (ch. 3, n. 7). Cela exclut les doctrines récentes non enracinées dans le passé apostolique.
– Quod ab omnibus (par tous) : le consensus. Non pas un consensus subjectif, mais l’accord des docteurs et conciles, « ouvertement, fréquemment, persistamment » (ch. 3, n. 4). Un seul Père ou une province errante n’emporte pas l’adhésion.
Ce triptyque n’est pas une formule rhétorique, mais une norme logique : il applique le principe thomiste de la certitude par les causes (causa formalis certitudinis est evidentia), où l’évidence découle de l’unanimité divine assistée.
1.Ce critère comme instrument de discernement de l’infaillible
L’idée centrale est la suivante : le « quod ubique, quod semper, quod ab omnibus » est un instrument pratique pour savoir ce qui est infaillible, c’est-à-dire protégé par l’assistance du Saint-Esprit contre toute erreur en matière de foi et de mœurs. L’infaillibilité n’est pas un privilège abstrait, mais une grâce concrète au service du dépôt (1 Tm 6, 20), discernable par ce critère.
D’abord, saint Vincent le présente comme un rempart contre l’erreur : « Quid faciet catholicus Christianus, si pars Ecclesiae a communione universae fidei se absciderit ? » (ch. 3, n. 1). Traduction : « Que fera le chrétien catholique si une partie de l’Église se sépare de la communion de la foi universelle ? » Il répond : adhérer au consensus, car l’infaillible est ce qui unit l’Église en un seul corps (1 Co 12, 12-27). Théologiquement, cela s’aligne sur la définition vaticane I° (de 1870) : l’Église est infaillible dans son Magistère ordinaire et universel par le consentement des évêques en communion avec le Pape enseignant la doctrine apostolique de manière unanime, voir : Pie IX, Tuas libenter, 21 décembre 1863 ; DS 2875-2888, Concile Vatican I, schéma préparatoire et explications de Manning, Gasser, etc. (Acta), Léon XIII, Satis cognitum (1896), Pie XII, Humani generis (1950)
Ensuite, ce critère opère comme un syllogisme : majeure (l’Église assistée ne peut errer), mineure (ce qui est cru ubique, semper, ab omnibus manifeste l’assistance), conclusion (cela est infaillible). Par exemple, la divinité du Christ, affirmée par tous les Pères depuis Nicée (325), est infaillible non par vote, mais par ce consensus. Inversement, une doctrine isolée (comme l’arianisme, limitée à une époque et une région) est réfutée.
Les théologiens pré-1963, tels que le cardinal Franzelin (1882), voient en ce principe le fondement du Magistère ordinaire : « L’infaillibilité passive du peuple fidèle et active des docteurs se manifeste par l’unanimité vincentienne » (Franzelin, De divina traditione).
Billuart (XVIIIe s.), dans sa Cursus theologiae, explique : le consensus des théologiens, lorsqu’unanime, reflète l’infaillible, car il exprime la Tradition.
Ainsi, le critère n’est pas infaillible en soi, mais instrumental : il révèle l’infaillible en appliquant la logique de la Tradition.
Enfin, face aux crises, il sert de boussole : si une « contagion nouvelle » infecte l’Église (ch. 3, n. 1), on revient aux Pères. Cela préfigure la condamnation des modernistes par saint Pie X (Pascendi, 1907 ; DS 3475), qui invoquent implicitement Vincent contre les innovations.
2. Liens avec la doctrine de l’infaillibilité définie à Vatican I
Le Concile Vatican I (1870) intègre pleinement le Commonitorium. Dans Pastor aeternus (ch. 4 ; DS 3073-3074), on lit :
« Fideli igitur Traditioni a Christianae fidei exordio receptae inhærentes, ad Dei Salvatoris gloriam, catholicae religionis exaltationem, atque Christianorum gentium salutem, sacro probante Concilio docemus et divinitus revelatum dogma definimus : Romanum Pontificem, cum ex cathedra loquitur, idest cum munere suo tamquam Pastoris et Doctoris universorum Christianorum implet, vi supremi apostolicae auctoritatis in fidem et mores doctrine definitae pro universa Ecclesia obligandi viro, per assistentiam divinam ipsi in beato Petro promissam, ea infallibilitate pollere qua divinus Redemptor Ecclesiam suam in definienda doctrina de fide vel moribus instructam esse voluit. »
Traduction : « Adhérant donc fidèlement à la Tradition reçue dès l’origine de la foi chrétienne, pour la gloire de Dieu notre Sauveur, pour l’exaltation de la religion catholique et le salut des peuples chrétiens, avec l’approbation du Concile sacré, nous enseignons et définissons comme un dogme divinement révélé que le Pontife romain, quand il parle ex cathedra […], possède, par l’assistance divine qui lui est promise en la personne du bienheureux Pierre, cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Église fût pourvue lorsqu’elle définit une doctrine sur la foi ou les mœurs. »
Ici, l’infaillibilité papale est au service de la Tradition : le Pape ne révèle pas de « nouvelle doctrine », mais « religiosum custodiant et fideliter exponant revelationem seu depositum fidei » (DS 3070), écho direct à Vincent. Le consensus des Pères – invoqué dans Pastor aeternus (DS 3050-3055) – est le critère vincentien appliqué, c’est à dire que cette foi, tous les vénérables Pères et les saints docteurs orthodoxes l’ont reçue avec une piété suprême, l’ont religieusement gardée et religieusement transmise.
Ainsi, Vatican I achève ce que Vincent initia : l’infaillibilité est la garantie divine du consensus traditionnel, discernable par quod ubique, semper, ab omnibus.
Conclusion
Le Commonitorium de saint Vincent de Lérins demeure un phare pour l’Église catholique, enseignant que les règles de foi se vérifient par l’universalité, l’antiquité et le consensus. Son critère trinitaire est un instrument sûr pour identifier l’infaillible : ce qui est cru partout, toujours, par tous, porte la marque de l’Esprit Saint. En ces temps où les nouveautés menacent, rappelons avec saint Vincent : « Adhaerebit antiquitati, quae hodie plane non potest fraudi novitatis seduci » (ch. 22). Traduction : « Il s’attachera à l’antiquité, qui aujourd’hui ne peut être séduite par aucune fraude de nouveauté. »
Que cette étude fortifie les âmes dans la foi certaine et immuable de nos Pères.
Références principales :
– S. Vincent de Lérins, Commonitorium, éd. R. Gryson, Sources chrétiennes n° 166 (1968), mais texte basé sur l’édition critique de l’Hymnus de Prudence (PL 50, 637-686).
– Concile Vatican I, Pastor aeternus, in H. Denzinger-A. Schönmetzer, Enchiridion symbolorum, n° 3001-3075 (éd. 1967).
– J. B. Franzelin, De divina traditione et Scriptura, Rome, 1882.